La boutique Aigle est visible depuis l’A10 entre Tours et Poitiers. Il y a quelques jours, j’ai pris le temps d’y faire un stop. J’en suis ressortie avec une paire de bottes (normal) et l’envie de raconter l’histoire du hasard fortuit (on dit aussi sérendipité) qui a permis à un certain Charles Goodyear (mort dans la misère) de mettre au point le procédé de vulcanisation par lequel ces jolies (et si confortables) bottes sont (aujourd’hui encore) fabriquées en France.

Ces jolies bottes à la marque Aigle qui portent le label « origine France » ont été fabriquées via le procédé de vulcanisation dont l’invention est racontée dans le livre « les petits hasards qui bouleversent la science » édité au Papillon Rouge
La vie de Charles Goodyear est une véritable tragédie, une lente et irrémédiable descente aux enfers. Et pourtant, elle aurait pu être auréolée d’une gloire immense doublée d’une reconnaissance internationale.
Car cet homme, citoyen américain, est l’inventeur du procédé de stabilisation du caoutchouc, une invention aussi nommée vulcanisation qui a rendu possible l’utilisation de cette matière d’origine végétale dans les principaux secteurs de l’industrie en remplacement du cuir, du bois, de l’écaille, de l’ivoire, de la corne, du verre, des métaux, du tissu et même du papier.. .
Charles Goodyear fait cette découverte en 1839 grâce à un heureux coup de pouce du hasard et après de fastidieuses années de recherches. Mais ce dénouement heureux arrive bien tard. Au fil des années, cet homme déterminé a sacrifié ses maigres économies et sa santé. Malchances, déceptions, fiascos financiers, séjours en prison, le sort s’est acharné sur lui et sa déchéance a peu à peu entraîné sa nombreuse famille dans l’indigence.
Sa triste aventure commence à la fin des années 1820. La petite quincaillerie qu’il tient alors avec sa femme fait faillite. Pour subvenir à leurs besoins et honorer les créanciers, il se tourne vers le caoutchouc, cette nouvelle gomme étanche importée du Brésil qui met le monde en effervescence. Dès le début, Charles Goodyear croit aux nombreuses possibilités de cette matière.
Les chaussures en caoutchouc importées d’Amérique du Sud font déjà fureur depuis quelques années. La fabrication démarre aussi aux Etats Unis. Comme beaucoup d’autres, Charles Goodyear se lance dans l’aventure. Son idée est de mettre au point une valve étanche pour gilet de sauvetage. Mais il n’a pas le temps d’achever son projet que la mode du caoutchouc retombe aussi vite qu’elle est venue.
La raison en est simple. Cette nouvelle matière séduisante par son imperméabilité ne supporte malheureusement ni la chaleur, ni le froid. Dans le premier cas, elle se ramollit et colle en dégageant une odeur pestilentielle. Dans le second cas, elle devient aussi dure que la pierre.
Première grande déception pour Charles Goodyear!
Mais il n’est pas homme à se laisser abattre. Il sait que s’il parvient à rendre cette matière insensible au chaud et au froid il aura partie gagnée. Il emprunte à nouveau un peu d’argent et se met au travail. Il teste de nombreux produits, acide nitrique, poudre de magnésie. En 1837, il croit enfin tenir le remède avec un traitement à l’essence de térébenthine et dépose un premier brevet. En 1838, alors qu’il prend livraison d’un lot de caoutchouc chez un de ses fournisseurs habituels, il remarque que la matière livrée ce jour là ne se présente pas comme d’habitude.
- Vous avez un secret, demande-t-il au marchand, ce caoutchouc a gardé son élasticité, c’est étrange il ne colle pas et son odeur est plus agréable qu’à l’ordinaire.
- il est simplement traité par un saupoudrage à la fleur de soufre et séché ensuite au soleil.
C’est le traitement par solarisation. Charles Goodyear pressent que cette piste est enfin la bonne. Il a raison mais la route est encore longue. Quelque temps plus tard, il décroche un contrat avec la Poste Fédérale pour la fourniture de sacs postaux en caoutchouc soufré et solarisé. Nous sommes en 1839, et c’est le désastre. Exposés à la chaleur de l’été, tous les sacs fondent et deviennent inutilisables. Il faut bien se rendre à l’évidence, si le traitement au soufre empêche bien le caoutchouc de devenir collant, il ne le stabilise pas face aux variations de température. C’est à nouveau la faillite et Charles Goodyear croulant sous les dettes doit déménager. Il n’a pas un sou en poche pour nourrir sa famille. Sa femme et ses douze enfants sont pris en pitié par les voisins et vivent de la charité de quelques fermiers des alentours. Et lui, en obsessionnel aveuglé, poursuit tant bien que mal sa funeste aventure.
Arrive enfin le hasard qu’à ce stade, on a du mal à qualifier d’heureux. Parlons plutôt simplement de découverte fortuite. Elle se produit en janvier 1840 un jour où Charles Goodyear est en grande discussion avec ses créanciers. A cet instant, il tient dans la main plusieurs morceaux de ce caoutchouc qui a causé de son dernier malheur avec les sacs postaux. Et là, sous l’effet d’une soudaine colère, fruit d’un grand désespoir, il les jette à travers la pièce. Un des morceaux atterrit sur un poêle brûlant. Une heure plus tard environ, alors que la discussion houleuse est terminée, il veut retirer ce morceau du poêle. Quelle n’est pas sa surprise alors de constater qu’au lieu d’avoir été ramollie par la chaleur, la matière est devenue plus sombre et surtout, son aspect a changé puisqu’elle ressemble désormais à s’y méprendre à un morceau de cuir. Le principe de la vulcanisation du caoutchouc vient d’être découvert par hasard.
Mais la clé de la stabilisation du caoutchouc et le dépôt d’un premier brevet ne marquent pas pour autant la fin des recherches de Charles Goodyear. Les années suivantes, il les consacre encore et encore à peaufiner sa trouvaille. Quelques créanciers sont assez fous pour lui accorder leur confiance, mais ils s’impatientent. Une fois de plus, Charles Goodyear ne peut faire face et retourne en prison pour dettes. A sa sortie, au printemps 1843, son obstination paye enfin pour la seconde fois; puisqu’il réussit, en utilisant la vapeur sous pression, à durcir le caoutchouc stabilisé. Déjà substituable au cuir grâce à la vulcanisation, le caoutchouc peut alors remplacer des matières dures comme le bois.
Charles Goodyear est-il heureux d’avoir enfin atteint son but? Difficile à dire. Entre temps six de ses douze enfants sont morts de malnutrition et sa propre santé déjà chancelante se dégrade de jour en jour. Les nombreux produits qu’il a inhalés tout au long de sa vie pour tenter de dompter le caoutchouc ont ruiné ses poumons. Certes, Charles Goodyear a gagné mais cette victoire a un prix trop élevé.
En 1844, Charles Goodyear dépose un nouveau brevet et commence à imaginer tous les objets qu’il va enfin pouvoir fabriquer avec ses deux inventions. Il ouvre une manufacture de textile pour fabriquer des chemises d’hommes. Grâce à lui, l’industrie de la chaussure en caoutchouc est relancée. Meubles, bracelets, colliers, bagues, lunettes, boîtes, boutons, manches de couteaux, peignes, chapeaux, violons, clarinettes, flûtes, jouets, coupes, cravaches, stylo… Autant d’objets de la vie courante que Charles Goodyear présente dans deux salons lors de l’exposition Universelle de Paris en 1855. Une médaille lui est d’ailleurs décernée à cette occasion. Les commissaires de l’exposition commentent cette invention en termes élogieux pressentant que cette nouvelle substance désormais stabilisée, durcie et toujours imperméable ouvre la voie à une révolution industrielle.
Mais cette gloire a malgré tout quelque chose de dérisoire au regard des immenses sacrifices et des années d’efforts fournis par Charles Goodyear pour en arriver là. Et puis, il n’y connait rien en affaire. Comme souvent en pareilles circonstances, le chercheur obstiné n’a pas su ou voulu prendre le temps de protéger correctement ses inventions. Les dernières années de sa vie sont consacrées à des procès contre ceux avec lesquels sans prendre garde il a signé des contrats de licences peu avantageux.
En 1860 Charles Goodyear quitte ce monde au moment où l’industrie du caoutchouc prend son envol. A l’aube du XX ième siècle, Franck Seiberling
un américain qui n’a aucun lien de parenté avec l’inventeur de la vulcanisation, crée son entreprise de fabrication de pneumatiques et la baptise Goodyear. L’hommage est direct mais un peu trompeur puisque ni Charles Goodyear ni ses descendants n’ont jamais récupéré les fruits de cette invention. En tous cas, pas à la hauteur des innombrables sacrifices consentis par eux pour y arriver.