Mieux que le Pokémon Go et toutes les applis de réalité augmentée réunies, j’ai récemment expérimenté la lecture augmentée. Bigrement augmentée même puisque, non seulement, j’étais physiquement dans le décor du livre mais que l’auteur y voyageait aussi en distillant ses souvenirs, ses rêves, ses doutes d’écrivain et quelques réflexions sur son pays. J’étais donc à ses côtés, presque en confidente, et de surcroit, immergée dans un troisième récit, le roman à venir que l’auteur cherchait à terminer dans ce périple. Très troublant tout cela. ! Le tout bien sûr, sans tablette ni smartphone. Juste un livre. Un simple livre.
« Fin de roman en Patagonie ». Voila pour le titre de ce roman de Mempo Giardinelli. . Je l’avais acheté six mois plus tôt. Il était raccord avec la destination de mes prochaines vacances. L’Argentine. Sa quatrième de couverture m’avait convaincue qu’il serait très certainement une belle rencontre. « Nous sommes en 2000. L’auteur s’embarque à bord d’une vieille Ford Fiesta rouge, la petite rouquine, avec son ami Fernando Opéré et 2000 euros chacun pour 40 jours de liberté en Patagonie ». A première vue, l’histoire parait simple. Les deux amis vont parcourir 4000 km aller/retour. Leur aventure commence à 650 km au sud de Buenos Aires dans la ville portuaire de Bahia Blanca sur la côte atlantique. Direction le grand sud argentin le long de la côte est du pays. Le point le plus austral de leur périple étant la ville de Rio Gallegos, à l’embouchure du fleuve du même nom. Puis, bifurcation « plein ouest » jusqu’à la ville pionnière d’El Calafate. Après quoi, c’est la grande remontée vers le nord en cheminant le long de la Cordillière. Destination finale, la ville de Neuquen. Vu l’itinéraire, on s’attend surtout à un récit de voyage. Aucune déception de ce côté. Lieux grandioses, paysages sauvages parfois menacés, histoires vraies ou fausses, légendes, celle du Gaucho Gil tout particulièrement, croyances, rencontres hospitalières la plupart du temps, anecdotes, drames passés et futurs. Tout y est. Mais ceci n’est que le premier plan de ce roman. Car il y a un deuxième récit dans ce livre. Le roman que Mempo Giardinelli espère achever et pour lequel il a entamé cette expédition. D’où le titre du livre. Eh oui. On y vient. Les personnages de ce second roman sont un couple d’amoureux, Victorio et Clelia, qui fuient la police jusqu’en Terre de feu. Ils parviennent toujours à s’échapper. Mais jusqu’à quand? On y croit. On espère. Mempo Giardinelli nous fait partager ses hésitations sur la suite de son récit et le destin de ses personnages.
Et puis, et puis, il y a une troisième histoire qui s’enchevêtre dans les deux premières. Une histoire que j’ai vécue avec intensité dès l’instant où mon chemin a rejoint celui de Mempo Giardinelli et Fernando Opéré. A El Calafate précisément. Etrange rendez vous en effet.
Nos voyages se sont superposés à partir de la page 141.
Désormais, je les accompagne. A partir de là, je suis assise à côté de Mempo Giardinelli. Avec lui, je peste contre les chiens errants qui peuplent cette ville. C’est aussi à moi qu’il livre ses peurs, ses rêves, ses colères, ses indignations, ses amitiés, ses admirations, sa méthode de travail. Il parle aussi de son pays. A El Calafate justement, il s’indigne face « à la folie sans borne des élus locaux » qui n’imposent aucune règle pour préserver le paysage et limiter la pollution face au développement anarchique de leur ville. Le lendemain, nous entamons ensemble l’excursion de deux heures sur l’échine du glacier Perito Moreno.
Un édifice grinçant haut de 70 mètres qui semble si vivant. Je m’extasie comme lui sur la couleur bleue des crevasses et la blancheur des blocs de glace qui s’en détachent chaque jour à grands fracas et flottent ensuite au hasard sur le lac comme de petits ilots tout blancs. Je m’amuse aussi du rituel des guides qui une fois la balade terminée offrent aux randonneurs un verre de whisky « on the rocks » confectionné avec la glace du Perito. Ces lignes où mon propre voyage colle parfaitement avec celui de l’auteur, je ne les attendais pas. Et ce voyage parallèle se poursuit comme une croisière terrestre le long de la « Ruta 40 ». Mempo et Fernando à bord de la « Petite rouquine ». Moi en bus depuis la ville d’El Chalten jusqu’à celle d’Esquel, soit 20 heures de voyage. Départ 17h00 le soir. Arrivée le lendemain vers 13h00.
Le roulis d’une croisière terrestre
Impressions déroutantes pour moi, au sens propre comme au figuré ! La nuit surtout, je m’imagine en croisière sur la mer plutôt que sur la route. Une croisière routière donc. A demie allongée sur mon siège-couchette à l’étage du bus je suis bercée par le roulis d’un vieux gréement traçant sa route tout droit sur une mer d’huile pour un long et unique bord. Aucun virage. Aucune lumière et pas un seul véhicule croisé pendant toute la nuit. Et le vent, ce satanée vent omniprésent en Patagonie, qui s’engouffre en sifflant par les interstices d’une fenêtre mal ajustée. Le bus tangue sous les rafales. Dès la levée du jour, je reprends ma lecture. Avec parcimonie, je tiens à lire lentement. Très lentement. Je relis même certaines pages. Je ne veux pas les devancer. A Las Horquetas, ils croisent Sandra, une jeune femme qui tient une auberge avec son mari. Elle est douce, aimable et digne. Sandra dit qu’elle est « fière malgré sa pauvreté et qu’elle a réussi au cours de ces trois dernières années à survivre mais aussi à progresser même modestement. » Je n’ai pas croisé Sandra. Mais presque au même endroit un couple de canadiens qui vient de passer plusieurs jours l’Estancia San Thelma a prend place à bord de mon bus. D’après Mempo Giardinelli, les gens ici aiment parler. Les touristes aussi apparemment. Mes voisins canadiens de bus racontent leur séjour dans ce coin perdu. L’électricité produite par éolienne. L’eau de la source. La terre pulvérulente qui s’engouffre partout. Les courses dans un magasin de Gobierno à 50 km. Les deux gros congélateurs. Les brebis qui ne font pas de vieux os car leurs gencives s’abiment vite en mangeant les plantes piquantes qui poussent ici. Et les 2000 km de clôture de la propriété. Car oui, et c’est un beau paradoxe. L’impression de grande liberté ici n’est qu’un leurre. Les deux bords de la route sont clôturés. Seul le regard peut sans danger se porter à l’horizon. Contrairement à Mempo Giardinelli, je n’ai pas recueilli les confidences d’un vieux nostalgique de la dictature militaire. J’ai seulement fui devant quatre gros chiens hostiles qu’un vieux gaucho avait envoyés à ma rencontre sur un chemin que je ne savais pas privé.
Et je repends ma lecture. Dans ce décor désertique, je revois des scènes de films « Paris-Texas », « Bagdad-café ». L’église de « Kill Bill ». Page 223, Mempo et Fernando arrivent à Esquel. Moi aussi. Il me reste moins de 10 pages à lire. Avec eux je découvre cette ville. Station de ski réputée, elle est aussi le lieu d’un combat populaire. Celui de ses habitants « contre la mine ». Un projet d’exploitation à ciel ouvert qui conduirait à raser une des montagnes environnantes. Le résultat du référendum populaire de 2003 par lequel à 81% la population a voté « No a la mina » est exposé à l’intérieur du musée local. Et comme un slogan dans la ville ce « no a la mina » se décline aussi par quelques graffs colorés sur des murs, des arrêts de bus, une plaque très officielle à l’entrée du musée et même par une sculpture de pierres blanches, façon land-art, qui s’étale sur les flancs de la montagne toute proche.
D’après le parton de l’auberge de jeunesse où je séjourne, le combat ne faiblit pas depuis toutes ces années. Tous les 4 de chaque mois, des « résistants » se retrouvent sur la place centrale. Saluant avec respect ce combat populaire qui en rappelle étrangement d’autres plus proches de moi en France, je flâne quelques instants dans le jardin de l’auberge, termine le livre, l’offre à un des résidents et pars marcher dans la ville. Je me suis mis en tête que je pourrais trouver la « petite rouquine » garée quelque part dans une des rues. Par là. Plus haut. Là bas.

Et voici la seule « petite voiture rouge » que j’ai trouvée à Esquel. Une cousine de la « Petite rouquine ».
Mais non, non ce n’est pas une Ford Fiesta. Dommage.